L’Autrichien Robert Menasse est l’un des rares écrivains contemporains à s’être saisi de la construction européenne pour en faire une matière romanesque. Entretien exclusif, à l’occasion de la publication de L’Elargissement, deuxième tome d’une trilogie commencée en 2019 avec La Capitale (Verdier).
Vous êtes né en 1954, à Vienne, dans l’Autriche d’après-guerre. Votre père, d’origine juive, était rentré sept ans auparavant du Royaume-Uni, sauvé de la déportation grâce à un transport d’enfants. Comment votre identité autrichienne s’est-elle forgée ?
Mon père ne m’a jamais parlé en anglais. Il était pourtant assez britannique et ne savait presque plus l’allemand lorsqu’il est rentré en Autriche. Cette assimilation parfaite dans l’endroit où l’on vit, c’était le côté juif de mon père. Le parfait Autrichien, qui savait se faire aimer de tous. Moi, j’ai toujours eu beaucoup de mal à me définir comme autrichien ou à m’identifier à l’Autriche.
Pourquoi ?
L’Autriche, dans ses frontières actuelles, n’est que le fruit d’un hasard de l’histoire. C’est un pays où la démocratie n’a pas été conquise ni même voulue par le peuple, mais décrétée après 1945 par les puissances victorieuses. Pourquoi devrais-je éprouver un sentiment de fierté nationale ? Je trouve qu’il est important d’avoir une Heimat, un « pays de cœur », mais je n’ai pas besoin pour cela de m’identifier à un Etat, et encore moins à celui-là. Je suis viennois, elle est là, ma Heimat. Les valeurs, la culture, le système juridique d’une Heimat dépassent largement l’Etat dont le nom figure sur votre passeport.
Qu’est-ce qui a déclenché votre prise de conscience européenne ?
Je ne pourrais pas dater avec précision le moment de cette prise de conscience, mais, en 1995, il était en tout cas évident pour moi de dire oui à l’entrée de l’Autriche dans l’Union européenne [UE]. J’avais les espoirs les plus fous. J’imaginais que le patriotisme et le nationalisme – particulièrement ridicules et gênants en Autriche –, l’étroitesse d’esprit, la mégalomanie servile de ce pays, que tout cela allait disparaître dans quelque chose de plus grand, de sensé : une Europe des Lumières, dotée d’un système juridique commun fondé sur le respect des droits humains, riche de sa diversité culturelle et linguistique.
Diriez-vous que vous étiez naïf à l’époque ?
Non, pas du tout. C’était le rêve très concret de la génération des pères fondateurs. Le réveil a été brutal, certes, mais cela n’implique pas pour autant de balayer les espoirs contenus dans ce rêve.
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